samedi 21 février 2009

Poisson inequitable

Le cauchemar de Dakar
La demande de poisson n'a jamais été aussi forte. Et pourtant les pêcheurs sénégalais n'arrivent plus à faire vivre leur famille et sont contraints à l'exil. Doan Bui a enquêté dans les villages de la Grande Côte et démonte la logique perverse d'une mondialisation qui appauvrit les pauvres
Kiné regarde la mer, blanche d'écume. Avec son sable si fin, ses palmiers, ses pirogues alignées, la plage de Thiaroye, à une dizaine de kilomètres au nord de Dakar, a des allures de carte postale. Mais ici, pas de touristes. La mer est trop dangereuse, la baignade interdite. Sur la Grande Côte, la seule richesse, c'est le poisson que rapportent les pêcheurs. Mais du poisson, il y en a de moins en moins. Les grands chalutiers venus de France, d'Espagne, de Chine ou de Russie aggravent la pénurie. Et le produit de la pêche locale, sitôt attrapé, file dans des gros bateaux frigorifiques vers les pays riches. Kine Mbao, fille et épouse de pêcheur, comme toutes les femmes d'ici, regarde la mer immense et pense à tout ce qu'elle lui doit. Le meilleur et le pire. L'océan était une promesse. Depuis la nuit des temps, il faisait vivre des familles entières. Pour les jeunes, il est devenu le chemin de l'exil. Et souvent de la mort. Ces dernières années, des centaines d'hommes du village et des environs ont embarqué sur les pirogues, rêvant d'une vie meilleure. Kine désigne un point imaginaire sur l'horizon : les îles Canaries, l'Espagne. «C'est là qu'ils ont tous voulu aller. Beaucoup n'y sont jamais arrivés. Ils sont au fond de l'océan.»
Thiaroye ou le cauchemar de Dakar. Le soir, les femmes se retrouvent. Assises en rond, comme le choeur des tragédies grecques, elles racontent ce que la mer leur a pris. «Vous voyez, chacune d'entre nous a perdu quelqu'un dans ces pirogues. Un frère, un mari, des fils», dit Kine Mbao. Absa avait deux garçons. Ils n'ont plus donné signe de vie depuis ce jour de l'été 2006 où ils ont mis le cap sur l'Espagne. «Je suis allée voir une dizaine de marabouts; ils me disent de garder espoir», chuchote la jeune femme. Ndeye, qui berce son bébé, raconte, elle, que quatre de ses frères ont disparu. Un cinquième en a réchappé. Depuis, il ne parle plus et reste prostré. «Il était parti avec son meilleur ami, dit Ndeye. Lami est tombé malade, il est mort pendant la traversée et ils ont jeté le corps dans l'océan. Le bateau a ensuite été arrêté par les Espagnols et il est revenu ici.» Kine Mbao, elle, a perdu son neveu. «C'était comme mon fils. Je vis avec ma soeur et sa famille, on est quinze à la maison, le garçon était notre seul soutien. Il ne nous a rien dit. Il a attendu d'être sur le bateau pour nous appeler de son téléphone portable, pour qu'on ne l'empêche pas de partir. C'était il y a deux ans. C'est la dernière fois qu'on a entendu sa voix. Depuis, on a dû vendre la pirogue, car personne ne va plus pêcher. On est tombé dans la misère. Aujourd'hui, je n'avais même pas d'argent pour acheter un cageot de poisson à transformer.»

Transformer le poisson ? A Thiaroye, la règle du marché est simple. Les femmes ramassent le menu fretin (sardinelles et autres petits poissons et les rebuts). Bref, tout ce dont ne veulent pas les consommateurs des pays riches. Car les belles prises sont destinées à l'exportation. Les Coréens et les Japonais adorent les poulpes. Les Européens, plutôt les espadons et les thons. Ou bien les soles, qui partent dans les usines de transformation de Dakar, puis sont envoyées par bateau à Anvers, au Havre ou à Marseille, et jusque dans les supermarchés ou chez Picard. «Filet de sole tropicale, origine Sénégal, 14 euros le kilo, chair très maigre en lipides, idéal pour la cuisson». Les femmes de Thiaroye, comme celles des autres villages de pêcheurs de la côte, récupèrent les têtes, les arêtes, les tripes, la pulpe. Aide alimentaire ? Non, dans le cauchemar de la mondialisation rien ne se perd. Les déchets ne sont pas gratuits : Kine et ses amies doivent débourser 1 500 francs CFA (2 euros) par cageot. Elles apportent la récolte au village, dans des «unités de transformation artisanale». A Thiaroye, l'unité en question, ce sont plusieurs étals de bois alignés sur la plage. Là, les «transformatrices» recyclent ce que nous refusons de manger, encerclées par un tourbillon de mouches. La pulpe sert à aromatiser le thieboudienne, le plat national sénégalais. Les têtes ou les sardines sont braisées et séchées pour être vendues sur tous les marchés africains. Le produit du cageot acheté 2 euros peut en rapporter 3. Un euro de bénéfice.
Kine Mbao gagne péniblement 70 euros par mois, l'équivalent de trois sacs de riz. Elle ne touche plus qu'occasionnellement aux produits qu'elle transforme. Pour Kine, la fille de pêcheur, le poisson est devenu un luxe. Mais elle se souvient du temps jadis, de la noria de pirogues qui revenaient remplies à ras bord - «On n'avait jamais de problème pour se nourrir» -, des cris des enfants accueillant leurs pères, des femmes qui se mettaient aussitôt au travail. Aujourd'hui, sur la plage de Thiaroye, il n'y a que des chèvres qui déambulent au milieu des détritus et des sacs plastiques.

«Les pêcheurs doivent aller toujours plus loin pour trouver le poisson, et avec le prix de l'essence, on ne peut plus vivre. C'est pour cela qu'ils ont tous voulu partir.» Ces derniers temps, il est même devenu difficile de trouver des pirogues. Elles valent de l'or... pour les «entrepreneurs» qui se sont lancés dans le business de l'émigration clandestine. Les passeurs, eux, n'embarquent jamais; ils se contentent d'acheter le matériel et de trouver un capitaine de pirogue, lui aussi candidat à l'émigration. Sur les grosses barcasses en bois, on entasse les hommes comme du bétail. «Un passage, c'est 500 000 francs CFA [760 euros], au moins, par personne», dit Kine Mbao. Cinq à dix fois le revenu moyen. Alors, à Thiaroye, on charge à bloc les barques de clandestins. 360 hommes agglutinés.
Et souvent pas assez de provisions pour la longue traversée de dix jours.


Kine Mbao n'est jamais allée à Gorée. En face de Dakar, la petite île, avec son musée du souvenir, est devenu un lieu de mémoire africaine, rappelant la période de la traite des esclaves et du commerce triangulaire. Aujourd'hui, c'est une autre forme d'exploitation qu'induit la mondialisation. Dans le port de Dakar entrent des navires chargés de riz thaïlandais ou d'oignons venus des Pays-Bas : le Sénégal dépend des importations pour les denrées de base, alors qu'il pourrait les produire lui-même. Au même moment, les bateaux de pêche expédient la principale ressource du Sénégal (le poisson) à l'étranger. Les thons, à peine pêchés, sont remisés dans les chambres froides, traités, coupés, puis expédiés vers les pays riches. Voire envoyés par avion pour être le soir à Rungis. Dans le même temps, les petits pêcheurs locaux, ruinés, transforment leurs instruments de travail en barques de la mort où s'entassent les futurs clandestins, qui se retrouveront – s'ils en réchappent - dans les plantations de tomates d'Espagne ou les arrière-cuisines des restaurants français.

Kiné Mbao n'est jamais allée à Bruxelles non plus : c'est pourtant là, dans les bureaux de l'Union européenne, que se joue son sort. «L'Europe a de moins en moins de poissons dans ses mers, elle a instauré des quotas, mais elle ne sait pas quoi faire avec ses pêcheurs. Alors, elle a exporté son problème en Afrique», explique Steve Trent, de l'Environmental Justice Foundation. «C'est du pillage des ressources, comme au temps des colonies», s'indigne Moussa Faye, responsable au Sénégal d'Action Aid. En août dernier, cette ONG a publié un rapport accablant sur les accords de pêche entre l'Europe et le Sénégal. Ceux-ci permettent aux bateaux européens de venir pêcher dans les eaux sénégalaises contre paiement d'une licence. Les conséquences sont désastreuses. Depuis vingt-cinq ans, les ressources halieutiques du Sénégal ont diminué de trois quarts. Certaines espèces, les plus recherchées à l'exportation, comme le poulpe, sont en voie d'extinction. Les bateaux usines sont en concurrence frontale avec les petits pêcheurs locaux. «Il y a des bateaux ramasseurs qui viennent racheter les prises des pirogues. Quelquefois, ils prennent même des pêcheurs à bord», dit Seynabou Mboye, femme de pêcheur, devenue une militante acharnée du syndicat Fenagie Pêche. «Sans compter les bateaux usines qui pêchent dans les eaux sénégalaises et vont débarquer le poisson aux Canaries», déplore Béatrice Gorez, de l'ONG Cape, qui suit la question des accords de pêche à Bruxelles. Evidemment, à la Commission européenne, on récuse les accusations des ONG. «Nos accords sont parfaitement transparents. Ce qui n'est pas le cas de ce qui se passe avec la Chine, la Russie ou la Corée», dit Douglas Brown, l'un des responsables du dossier pêche de la Commission.
En 2006, pourtant, le Sénégal a refusé de reconduire ses accords avec l'Europe, afin de reconstituer son stock de poisson. Mais la situation ne s'est pas réellement améliorée. Le gouvernement a besoin d'argent et accorde encore des licences. Surtout, il existe une façon très simple de contourner l'interdiction de pêcher : il suffit de créer un joint-venture avec une société du cru et le bateau peut battre pavillon sénégalais. Dans le port de Dakar, on croise ainsi des chalutiers français, espagnols, italiens, ou chinois «sénégalisés». Idem pour les usines. Voilà, par exemple, Sopasen, une société franco-sénégalaise qui compte le footballeur Patrick Vieira parmi ses actionnaires. Sopasen a ses propres bateaux, mais son usine achète en plus du poisson aux pêcheurs des pirogues. C'est d'ici, entre autres, que viennent les têtes et autres détritus qu'on transforme à Thiaroye.
Dans l'usine de Sopasen, parfaitement aseptisée, c'est une autre ambiance que dans l'atelier de Kine Mbao. Les ouvrières travaillent en blouses, avec des charlottes sur la tête, il y a un laboratoire de contrôle, des congélateurs grands comme des cathédrales. «Nous, au moins, on fait travailler des ouvriers et des marins sénégalais, se défend Jean-Yves Mounier, ce n'est pas le cas de tout le monde.» Il jette un regard en coin sur les voisins, Sénégal Pêche : des Chinois, comme leur nom ne l'indique pas. Car le pillage du poisson africain n'est pas hélas l'apanage de l'Europe. Sénégal Pêche a 25 chalutiers, peut-être plus. L'usine est gigantesque. Pas un Sénégalais n'y travaille, seulement des Chinois, dont la plupart seraient des repris de justice, affirment ses concurrents. Sénégal Pêche fait du volume. Beaucoup de volume. «Ils ont cassé les prix», soupire-t-on chez Sopasen.
Paradoxe : les sociétés industrielles elles-mêmes ont la vie dure. Certes, la demande en poisson ne cesse d'augmenter. Mais la hausse du fioul a mis à genoux les armateurs. Sopasen ne vend pas directement à Carrefour ou à Picard, mais à des importateurs. La pression sur les prix est terrible. «Nous, on répond à des appels d'offres, explique Stéphane Argoud, «sourceur» chez Gelazur, un de ces intermédiaires importateurs qui travaillent avec les grandes enseignes de la distribution. Avec le système des enchères négatives, c'est le moins cher qui gagne. Tout le monde souffre de la crise du pouvoir d'achat.» Cette folie low-cost n'arrange pas les affaires du Sénégal. «On a été laminé par l'arrivée du panga vietnamien. C'est un poisson d'élevage vendu deux fois moins cher que la sole du Sénégal», se plaint Adama Lam, directeur commercial de Sopasen. Grâce au panga, le Vietnam inonde le marché : l'an dernier, selon les statistiques de l'Ofimer, institut spécialisé dans les produits de la mer, il exportait deux fois plus de poisson vers la France que le Sénégal, alors que les deux pays faisaient jeu égal en 2005.
Dans l'impitoyable jeu de la mondialisation, les pauvres s'entre-tuent.

A Kayar, un village du nord du Sénégal, les damnés de la mer se battent pour le poisson. On y compte encore 2 500 pirogues, et 5 000 à la haute saison. Beaucoup trop. En 2005, des émeutes ont éclaté, un jeune pêcheur a perdu la vie. Comme à Thiaroye, tous les jeunes de Kayar veulent partir en Espagne. Mor Mamadou Niang, 22 ans, est mareyeur. Il gagne 5 euros les bons jours, rien du tout les mauvais. Il est parti il y a deux ans sur une pirogue. Il se rappelle les neufs jours interminables de la traversée, la mer mauvaise, les cris de terreur des paysans embarqués qui ne savaient pas nager, la promiscuité, les bagarres quand les vivres sont venus à manquer. Mor est arrivé jusqu'aux Canaries, où il a été placé dans un camp de la Croix- Rouge. Le bonheur. «On nous a douchés et donné à manger.» Puis il a été transféré à Tenerife. Les policiers sont venus les interroger, lui et la dernière livraison de migrants. «J'ai fait une bêtise : j'ai dit que j'étais Sénégalais. Je ne savais pas que notre gouvernement avait signé des accords de rapatriement avec l'Espagne. J'aurais dû mentir comme mes copains, qui ont dit qu'ils étaient Maliens; eux, on ne les a pas expulsés. Moi, ils m'ont mis dans l'avion et je suis revenu au Sénégal.» A Kayar, ils sont 500 comme lui, rapatriés d'Espagne, et qui ne pensent qu'à repartir. Leur devise : «Barça ou barsakh» (Barcelone ou la mort). «Tous mes copains sont déjà là-bas, dit Mor. Ici, on n'a pas d'avenir. Il faut partir.» Il attend le printemps. La mer sera meilleure.

La sole sénégalaise
La sole sénégalaise est achetée environ 1 euro le kilo aux pêcheurs. Le poisson est ensuite découpé dans les usines de Dakar et facturé 5 euros le kilo à un exportateur qui l'achemine jusqu'aux entrepôts français. Vendu 6 à 7 euros au distributeur, le poisson, charges et marges comprises, sera payé 13 à 14 euros par le consommateur.

Doan Bui
Le Nouvel Observateur

Aucun commentaire: